Mais il n’en demeure pas moins que les Pères se sont montrés très libres vis-à-vis de ces versions grecques révisées et s’en sont indifféremment servies quand elles pouvaient appuyer leur doctrine.
C’est ce qu’a fait Saint Irénée: il va même mettre ensemble les deux variantes d’un seul texte à l’appui de sa christologie pour démontrer la divinité du Messie.
Il utilise un exemple significatif à cet égard, celui d’Isaïe qui annonce la naissance du Roi Messie, c’est-à-dire du roi israélite et en définitive celle du Christ. Le texte a deux variantes et Saint Irénée va les utiliser l’une et l’autre pour son commentaire.
Le TM dit: « Et son nom est appelé: Merveilleux conseiller, Dieu puissant, Père éternel, Prince de la paix». Ces quatre titres royaux traduisent les capacités du futur roi pour gouverner, faire la guerre et instaurer la paix pour le peuple, dont il est le père. Ces quatre titres du roi davidique sont curieusement « divinisants», même en hébreu.
La LXX ne connaît qu’un seul titre: « Et son nom est appelé l’Ange (= envoyé, messager) du grand Conseil… paix et santé à lui», ce qui traduit une influence royale hellénistique – c’est l’époque de la traduction en grec des prophètes – dans l’expression des qualités de ce futur roi issu de David.
Irénée se sert de l’appellation « Ange du Grand Conseil» pour exprimer que le Fils de Dieu est issu humainement de David: « Un seul et même «Fils de Dieu, Jésus-Christ», annoncé par les prophètes, issu du fruit des entrailles de David, «l’Emmanuel», le Messager du Grand Conseil du Père […] par qui Dieu a fait se lever sur la maison de David le « Soleil levant «… (qui) est aussi Fils de David» (Contre les hérésies, III, 16, 3).
Et, quelques dizaines de pages plus loin, Saint Irénée utilise l’autre variante provenant du grec révisé pour exprimer la nature divine du Christ: « D’une part il est «homme», «sans gloire», «soumis à la souffrance» (cf. Is 53, 2—3) […] D’autre part, il est le «Seigneur Saint», «Admirable», «conseiller […] «Dieu fort»» (Contre les hérésies, III, 19, 2, 3).
Dans sa Démonstration de la prédication apostolique, saint Irénée cite également les deux formes du texte d’Isaïe pour exprimer les deux natures du Christ. « (Isaïe) l’appelle «admirable conseiller» d’abord du Père. C’est par son conseil que le Père fait tout en commun avec lui, comme il est dit […] «faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance» (Gn 1, 27) … mais il est aussi notre conseiller demeurant avec nous, nous donnant des avis, sans nous faire violence comme nous, lui qui est cependant le Dieu fort» (Démonstration de la Prédication apostolique, §55). Il est remarquable que les deux variantes, citées successivement, permettent à Saint Irénée de montrer ici la continuité de l’œuvre du Christ, de la création de l’homme à l’Incarnation.
Origène aussi connaissait ces variantes et les avaient notées en mettant en parallèles texte hébreu, LXX et versions révisées dans ses Hexaples5.
Il montre l’importance de ces variantes: pour lui, « une prophétie qui ne se trouve pas chez les LXX… mais qui figure dans l’hébreu (est) pleine d’enseignement nécessaire, qui peut […] convertir notre âme» (Homélies sur Jérémie 16, 10). S’il existe deux leçons, « il faut à la fois expliquer la leçon ordinaire qui a cours dans les églises et ne pas laisser inexpliquée celle qui vient de l’hébreu» (14,3; 15,5). Il faisait donc des commentaires spirituels sur les variantes elles-mêmes.
Les Pères reconnaissaient donc cette pluralité textuelle: ils citaient la LXX, les versions révisées et accordaient donc une certaine valeur à l’hébreu officiel