) Platon déjà affirmait que nous devons vivre non seulement pour nous-mêmes, mais pour partie appartenir à la société, pour partie aux amis.

LUI. Mais vous vous êtes forgé un joli savoir.

ELLE. La vie est un bon forgeron, qui apprend à battre le verbe quand il le faut.

LUI. Tu as beau dire, se vendre est immoral.

ELLE. Dans une certaine mesure, nous vendons tous notre temps, nos services et notre travail. Selon vous, si une femme travaille à la chaîne, courbe l’échine sur un chantier ou bêche la terre, c’est plus moral? Car celles que vous attaquez ainsi ne sont pas des oisives, elles travaillent. En Amérique, on appelle de telles dames des sexual workers, des travailleuses du sexe et elles sont syndiquées. En Hollande, on les nomme plus poétiquement ‒ Froelischsmädchen ‒ « les filles de joie ». Chez nous, de quels noms ne les gratifie-t-on pas, sans parler encore du vocabulaire obscène.

LUI. Selon vous, elles ne méritent pas de tels sobriquets?

ELLE. Alors, que méritent les hommes qui bénéficient de leurs services?

LUI. Voyons, il y a une différence.

ELLE. Bien sûr, qu’il y a une différence. Les femmes publiques, elles font ça, au moins, pour gagner leur vie. Les hommes, par concupiscence et débauche.

LUI. J’espère que ce n’est pas moi que tu vises?

ELLE. Non, pas vous. Bien sûr, que non. Vous êtes irréprochable. (Elle se lève et prend son sac à main.) Je crois que je ne vais plus vous imposer ma présence. Je vous ai un peu chambré, c’est bon. Votre manuscrit se languit de vous. Portez-vous bien.

LUI. Attendez… Où allez-vous?

ELLE. J’en ai suffisamment entendu.

LUI. Je ne vous chasse pas, vous savez.

ELLE. Et qui a mis les points sur les i et mis les choses au clair?

LUI. Eh bien, j’ai été un peu brusque.

ELLE. Vrai, vous n’êtes pas fâché?

LUI. Non. Pour quelle raison? Je dois l’avouer, seul je me sentais assez cafardeux. Dehors, c’est l’automne, la nuit est exécrable, il fait froid, il vente…

ELLE. Allez vous coucher, alors.

LUI. Retrouver ma chambre? J’y mourrais d’ennui. De toute façon, je ne trouverai pas le sommeil.

ELLE. Vous souffrez d’insomnie?

LUI. (acquiesçant). En gros, oui. Insomnie chronique.

ELLE. Bon, alors je reste encore un peu.

LUI. On peut commander?

ELLE. Pas la peine, merci. Je ne voudrais pas vous ruiner.

LUI. Mon portefeuille résisterait à ce coup.

ELLE. Non, je vous remercie.

LUI. Alors, une tasse de café?

ELLE. Non.

LUI. (prenant la carafe). Peut-être quand même quelque chose d’un peu plus fort? (Et, vu qu’au lieu de lui répondre, elle se tait seulement en le regardant, il ajoute :) Au fond, qui êtes-vous?

ELLE. Vous voyez bien : une tombeuse d’hommes.

LUI. Je vois. Et plus concrètement?

ELLE. Je n’en dirai rien. Le secret rend une femme attirante. L’homme cherche tout de suite à la comprendre.

LUI. Tu crois?

ELLE. Je le sais. Autrement elle cesse d’intéresser, comme une grille de mots croisés remplie.

LUI. (Avec un sourire ironique.). Quels secrets peux-tu avoir?

ELLE. Pour parler vrai, aucun. Il va falloir que j’en invente pour être un peu plus intéressante. Comme chanté dans le romance de Tchaïkovski, « Je t’ai vue, mais un mystère voilait tes traits… » Est-ce qu’un mystère voile mes traits?


LUI. (Il la regarde attentivement.). Mystère ou pas mystère, je ne te connais absolument pas.

ELLE. C’est très bien. Nous ne nous connaissons pas, mais notre amour est devant nous.

LUI. Heu! Pour ce qui est de l’amour devant nous, j’ai des doutes.

ELLE. Ah oui, j’avais oublié : vous êtes marié. L’amour avec une autre, même pour une nuit, est pour vous inconcevable.