Mais elle apportait en bel argent frais une dot qui doublait le capital de l’entreprise et autorisait de vastes ambitions. Beffe avait jugé que ceci compensait largement cela. Il ne plaçait pas son bonheur dans les caresses et les effusions.
La jeune femme ne réussit pas à s’accommoder d’un milieu où l’essentiel des préoccupations consistait à veiller à ce que deux et deux fassent toujours un peu plus que quatre. Un an après un accouchement difficile dont elle s’était mal remise, rebutée dans ses élans, écœurée par les accouplements sauvages auxquels elle était contrainte, malade d’amertumes rentrées, de passions impuissantes à se trouver un objet, elle avalait un tube de somnifères.
Elle avait donné naissance à un fils, baptisé Edmond contre son gré en mémoire du fondateur de la dynastie. Héritier de la part de sa mère, l’enfant, à un an, devenait copropriétaire des Entreprises Beffe et C>ie. Victor ne s’en alarma pas, on avait le temps de voir venir. Il ne savait pas ce qui l’attendait. Et que vingt ans, ça passe vite.
Lombet s’était coupé une branche de coudrier dont il trouait la neige à chaque pas pour chercher un appui. Une bête remua dans les fourrés. Très loin, un train siffla longuement: l’express de Milan, sans doute, qui fonçait dans la nuit.
L’homme avait encore ralenti l’allure. Mais ce qui ajoutait à sa lourdeur, ce n’était pas l’épaisseur molle où s’engloutissait le pied, ni l’agression des flocons ni même la raideur des jambes fatiguées. C’était l’approche du moment où il faudrait dire la nouvelle. Dans ces cas-là, il convient de mettre des gants, de prendre des détours. Ça ne faisait pas son affaire. Il était accoutumé à parler tout droit, allant au fait sans écarts ni précautions. Et il se sentait impuissant à tourner ses phrases pour y mettre un peu de façons.
Un silence noir pesait sur le monde. Il y eut des prés aux ondulations blanchâtres, des jardins cernés de haies fantômes, des bâtisses isolées que l’on devinait couvant de bonnes chaleurs. Lombet en était encore à ajuster une entrée en matière lorsqu’il arriva devant la maison Beffe. Une construction sans étage, disposée en L et qui se donnait de grands airs.
– C’est prétentieux, et c’est pas au goût d’ici, songea Lombet à la vue des baies trop larges, du toit pas assez pentu, des grilles en fer forgé aux fenêtres.
Il fallait bien sonner. La porte s’ouvrit. Elle lâcha une chaleur qui sauta au visage du visiteur. Il en sentit sur la joue le poil souple. Il salua Beffe. Mais les mots lui résistaient, et il cherchait une contenance, se battant les flancs pour se débarrasser des mouches blanches accrochées au rugueux de l’étoffe. Dans son dos, il devait neiger de plus belle. Le vent jetait des embruns pâles dans le corridor.
– Entre donc. Ne reste pas là dans ce temps de chien. Ma parole, tu joues au bonhomme hiver.
Victor riait. D’un rire bruyant et vulgaire, où pointait quelque suffisance. Ce rire agaçait d’autant plus Lombet qu’avec son bonnet trempé à la main et l’eau qui lui dégoulinait de partout, il se sentait ridicule. Et embrouillé à ne pouvoir enfiler une phrase.
– Tu riras moins tout à l’heure, songea-t-il… Cette pensée le remonta un peu. Il entra dans le hall. Ses pas laissaient sur le marbre des pâtés d’eau boueuse. On l’invita à passer au salon. Il refusa, ce n’était pas la peine. On insista, il ne s’était tout de même pas déplacé par ce temps pour un message qui ne valait pas qu’on s’asseye. Beffe, d’ailleurs, le poussait dans une pièce tiède qui sentait le bois brûlé. Les pans de sa cape relevés, il s’effondra dans un des vastes fauteuils de cuir fauve qui meublaient les lieux. Dans l’âtre, un feu de grosses bûches ronflait à plaisir. La souplesse des ressorts, la température de la pièce invitaient au relâchement. Lombet se sentait bien. Ce n’était pas pour faciliter la montée des paroles.