V
Je n’eus que le temps de replacer sur la table le malencontreux document.
Le professeur Lidenbrock paraissait profondément absorbé par sa pensée dominante. Il semblait vouloir appliquer quelque combinaison nouvelle. En effet, il s’assit dans son fauteuil, et, la plume à la main, il commença à établir des formules qui ressemblaient à un calcul algébrique.
Pendant trois longues heures, mon oncle travailla sans parler, sans lever la tête, effaçant, reprenant, recommençant mille fois.
Le temps s’écoulait ; la nuit se fit ; les bruits de la rue s’apaisèrent ; mon oncle, toujours courbé sur sa tâche, ne vit rien, pas même la bonne Marthe qui entrouvrit la porte et dit :
« Monsieur soupera-t-il ce soir ? »
Aussi Marthe dut-elle s’en aller sans réponse. Pour moi, après avoir résisté pendant quelque temps, je fus pris d’un invincible sommeil, et je m’endormis.
Quand je me réveillai, le lendemain, l’infatigable professeur était encore au travail. Ses yeux rouges, son teint blafard indiquaient assez sa lutte terrible avec l’impossible.
Vraiment, il me fit pitié. Malgré les reproches que je croyais être en droit de lui faire, une certaine émotion me gagnait. Toutes ses forces vives se concentraient sur un seul point, et, comme elles ne s’échappaient pas par leur exutoire ordinaire, on pouvait craindre que leur tension ne le fît éclater d’un instant à l’autre[24].
Je pouvais d’un geste desserrer cet étau de fer qui lui serrait le crâne, d’un mot seulement ! et je n’en fis rien.
« Non, non, répétai-je, non, je ne parlerai pas ! Il voudrait y aller, je le connais ; rien ne saurait l’arrêter. C’est une imagination volcanique, et, pour faire ce que d’autres géologues n’ont point fait, il risquerait sa vie. Je me tairai. Découvrir le secret, ce serait tuer le professeur Lidenbrock ! Qu’il le devine, s’il le peut. »
Ceci résolu, je me croisai les bras, et j’attendis. Mais j’avais compté sans un incident qui se produisit à quelques heures de là.
Deux heures sonnèrent. Cela devenait ridicule, intolérable même. Je trouvai même parfaitement absurde d’avoir attendu si longtemps, et mon parti fut pris de tout dire[25].
Je cherchais donc une entrée en matière, pas trop brusque, quand le professeur se leva, mit son chapeau et se prépara à sortir.
« Mon oncle ! » dis-je.
Il ne parut pas m’entendre.
« Mon oncle Lidenbrock ! répétai-je en élevant la voix.
– Hein ? fit-il comme un homme subitement réveillé.
– Eh bien ! cette clef ?
– Quelle clef ? La clef de la porte ?
– Mais non, m’écriai-je, la clef du document ! »
Le professeur me regarda par-dessus ses lunettes.
Je remuai la tête de haut en bas. Il secoua la sienne avec une sorte de pitié, comme s’il avait affaire à un fou. Je fis un geste plus affirmatif.[26]
« Oui, cette clef !… le hasard !…
– Que dis-tu ? s’écria-t-il avec une indescriptible émotion.
– Tenez, dis-je en lui présentant la feuille de papier sur laquelle j’avais écrit, lisez.
– Mais cela ne signifie rien ! répondit-il en froissant la feuille.
– Rien, en commençant à lire par le commencement, mais par la fin… »
Je n’avais pas achevé ma phrase que le professeur poussait un cri, mieux qu’un cri, un véritable rugissement ! Une révélation venait de se faire, dans son esprit. Il était transfiguré.
« Ah ! ingénieux Saknussemm ! s’écria-t-il, tu avais donc d’abord écrit ta phrase à l’envers ? »
Et se précipitant sur la feuille de papier, l’œil trouble, la voix émue, il lut le document tout entier, en remontant de la dernière lettre à la première.
Il était conçu en ces termes :
In Sneffels Yoculis craterem kem delibat umbra Scartaris Julii intra calendas descende, audas viator, et terrestre centrum attinges. Kod feci. Arne Saknussem