Or, sachez que le fuyard aux rouges cheveux tressés était Aguynguerran le Roux, le sénéchal du roi d’Irlande, et qu’il convoitait Iseut la Blonde. Il était couard, mais telle est la puissance de l’amour que chaque matin il s’embusquait, armé, pour assaillir le monstre ; pourtant, du plus loin qu’il entendait son cri, le preux fuyait. Ce jour-là, suivi de ses quatre compagnons, il osa rebrousser chemin. Il trouva le dragon abattu, le cheval mort, l’écu brisé, et pensa que le vainqueur achevait de mourir en quelque lieu. Alors il trancha la tête du monstre, la porta au roi et réclama le beau salaire promis.

Le roi ne crut guère à sa prouesse ; mais, voulant lui faire droit, il fit semondre ses vassaux de venir à sa cour, à trois jours de là : devant le barnage assemblé[24], le sénéchal Aguynguerran fournirait la preuve de sa victoire.

Quand Iseut la Blonde apprit qu’elle serait livrée à ce couard, elle fit d’abord une longue risée, puis se lamenta. Mais, le lendemain, soupçonnant l’imposture, elle prit avec elle son valet, le blond, le fidèle Perinis, et Brangien, sa jeune servante et sa compagne, et tous trois chevauchèrent en secret vers le repaire du monstre, tant qu’Iseut remarqua sur la route des empreintes de forme singulière ; sans doute, le cheval qui avait passé là n’avait pas été ferré en ce pays. Puis elle trouva le monstre sans tête et le cheval mort ; il n’était pas harnaché selon la coutume d’Irlande. Certes, un étranger avait tué le dragon ; mais vivait-il encore ?

Iseut, Perinis et Brangien le cherchèrent longtemps ; enfin, parmi les herbes du marécage, Brangien vit briller le heaume du preux. Il respirait encore. Perinis le prit sur son cheval et le porta secrètement dans les chambres des femmes. Là, Iseut conta l’aventure à sa mère, et lui confia l’étranger. Comme la reine lui ôtait son armure, la langue envenimée du dragon tomba de sa chausse. Alors la reine d’Irlande réveilla le blessé par la vertu d’une herbe et lui dit : « Etranger, je sais que tu es vraiment le tueur du monstre. Mais notre sénéchal, un félon, un couard, lui a tranché la tête et réclame ma fille Iseut la Blonde pour sa récompense. Sauras-tu, à deux jours d’ici, lui prouver son tort par bataille ? – Reine, dit Tristan, le terme est proche. Mais, sans doute, vous pouvez me guérir en deux journées. J’ai conquis Iseut sur le dragon ; peut-être je la conquerrai sur le sénéchal. » Alors, la reine l’hébergea richement, et brassa pour lui des remèdes efficaces. Au jour suivant, Iseut la Blonde lui prépara un bain et doucement oignit son corps d’un baume[25] que sa mère avait composé. Elle arrêta ses regards sur le visage du blessé, vit qu’il était beau, et se prit à penser : « Certes, si sa prouesse vaut sa beauté, mon champion fournira rude bataille! »

Mais Tristan, ranimé par la chaleur de l’eau et la force des aromates, la regardait, et songeant qu’il avait conquis la Reine aux cheveux d’or, se mit à sourire. Iseut le remarqua et se dit : « Pourquoi cet étranger a-t-il souri ? Ai-je rien fait qui ne convienne pas ? Ai-je négligé l’un des services qu’une jeune fille doit rendre à son hôte ? Oui, peut-être a-t-il ri parce que j’ai oublié de parer ses armes ternies par le venin. »

Elle vint donc là où l’armure de Tristan était déposée : « Ce heaume est de bon acier, pensa-t-elle, et ne lui faillira pas au besoin. Et ce haubert est fort, léger, bien digne d’être porté par un preux. » Elle prit l’épée par la poignée : « Certes, c’est là une belle épée, et qui convient à un hardi baron. » Elle tire du riche fourreau, pour l’essuyer, la lame sanglante. Mais elle voit qu’elle est largement ébréchée. Elle remarque la forme de l’entaille : ne serait-ce point la lame qui s’est brisée dans la tête du Morholt ? Elle hésite, regarde encore, veut s’assurer de son doute. Elle court à la chambre où elle gardait le fragment d’acier retiré naguère du crâne du Morholt. Elle joint le fragment à la brèche ; à peine voyait-on la trace de la brisure. Alors elle se précipita vers Tristan, et, faisant tournoyer sur la tête du blessé la grande épée, elle cria : « Tu es Tristan de Loonnois, le meurtrier du Morholt, mon cher oncle. Meurs donc à ton tour ! »