Mais, à Tintagel, Tristan languissait : un sang venimeux découlait de ses blessures. Les médecins connurent que le Morholt avait enfoncé dans sa chair un épieu empoisonné, et, comme leurs boissons et leur thériaque ne pouvaient le sauver, ils le remirent à la garde de Dieu. Une puanteur si odieuse s’exhalait de ses plaies que tous ses plus chers amis le fuyaient, tous, sauf le roi Marc, Gorvenal et Dinas de Lidan. Seuls, ils pouvaient demeurer à son chevet, et leur amour surmontait leur horreur. Enfin, Tristan se fit porter dans une cabane construite à l’écart sur le rivage ; et, couché devant les flots, il attendait la mort. Il songeait : « Vous m’avez donc abandonné, roi Marc, moi qui ai sauvé l’honneur de votre terre ? Non, je le sais, bel oncle, que vous donneriez votre vie pour la mienne ; mais que pourrait votre tendresse ? il me faut mourir. Il est doux, pourtant, de voir le soleil, et mon cœur est hardi encore. Je veux tenter la mer aventureuse… Je veux qu’elle m’emporte au loin, seul. Vers quelle terre ? je ne sais, mais là peut-être où je trouverai qui me guérisse. Et peut-être un jour vous servirai-je encore, bel oncle, comme votre harpeur, et votre veneur, et votre bon vassal . »
Il supplia tant, que le roi Marc consentit à son désir. Il le porta sur une barque sans rames ni voile, et Tristan voulut qu’on déposât seulement sa harpe près de lui. À quoi bon les voiles que ses bras n’auraient pu dresser ? À quoi bon les rames ? À quoi bon l’épée ? Comme un marinier, au cours d’une longue traversée, lance par-dessus bord le cadavre d’un ancien compagnon, ainsi, de ses bras tremblants, Gorvenal poussa au large la barque où gisait son cher fils, et la mer l’emporta.
Sept jours et sept nuits, elle l’entraîna doucement. Parfois, Tristan harpait pour charmer sa détresse. Enfin, la mer, à son insu[17], l’approcha d’un rivage. Or, cette nuit-là, des pêcheurs avaient quitté le port pour jeter leurs filets au large, et ramaient, quand ils entendirent une mélodie douce, hardie et vive, qui courait au ras des flots. Immobiles, leurs avirons suspendus sur les vagues, ils écoutaient ; dans la première blancheur de l’aube, ils aperçurent la barque errante. « Ainsi, se disaient-ils, une musique surnaturelle enveloppait la nef de saint Brendan, quand elle voguait vers les îles Fortunées sur la mer aussi blanche que le lait. » Ils ramèrent pour atteindre la barque : elle allait à la dérive, et rien n’y semblait vivre, que la voix de la harpe ; mais, à mesure qu’ils approchaient, la mélodie s’affaiblit, elle se tut, et, quand ils accostèrent, les mains de Tristan étaient retombées inertes sur les cordes frémissantes encore. Ils le recueillirent et retournèrent vers le port pour remettre le blessé à leur dame compatissante, qui saurait peut-être le guérir. Hélas ! ce port était Weisefort, où gisait le Morholt, et leur dame était Iseut la Blonde. Elle seule, habile aux philtres, pouvait sauver Tristan ; mais, seule parmi les femmes, elle voulait sa mort. Quand Tristan, ranimé par son art, se reconnut, il comprit que les flots l’avaient jeté sur une terre de péril. Mais, hardi encore à défendre sa vie, il sut trouver rapidement de belles paroles rusées. Il conta qu’il était un jongleur, qui avait pris passage sur une nef marchande : il naviguait vers l’Espagne pour y apprendre l’art de lire dans les étoiles ; des pirates avaient assailli la nef : blessé, il s’était enfui sur cette barque. On le crut : nul des compagnons du Morholt ne reconnut le beau chevalier de l’île Saint-Samson, si laidement le venin avait déformé ses traits. Mais quand, après quarante jours, Iseut aux cheveux d’or l’eut presque guéri, comme déjà, en ses membres assouplis, commençait à renaître la grâce de la jeunesse, il comprit qu’il fallait fuir ; il s’échappa, et, après maints dangers courus, un jour il reparut devant le roi Marc.