Au troisième jour, comme Tristan venait vers la tente, dressée sur le pont de la nef, où Iseut était assise, Iseut le vit s’approcher et lui dit humblement : « Entrez, seigneur. – Reine, dit Tristan, pourquoi m’avoir appelé seigneur ? Ne suis-je pas votre homme lige, au contraire, votre vassal, pour vous révérer, vous servir et vous aimer comme ma reine et ma dame ? Iseut répondit : « Non, tu le sais, que tu es mon seigneur et mon maître ! Tu le sais que ta force me domine et que je suis ta serve ! Ah ! que n’ai-je avivé naguère les plaies du jongleur blessé ? Que n’ai-je laissé périr le tueur du monstre dans les herbes du marécage ? Que n’ai-je asséné sur lui, quand il gisait dans le bain, le coup de l’épée déjà brandie ? Hélas ! je ne savais pas alors ce que je sais aujourd’hui ! – Iseut, que savez-vous donc aujourd’hui ? Qu’est-ce donc qui vous tourmente ? – Ah ! tout ce que je sais me tourmente, et tout ce que je vois. Ce ciel me tourmente et cette mer, et mon corps et ma vie ! ».
Elle posa son bras sur l’épaule de Tristan ; des larmes éteignirent le rayon de ses yeux[27], ses lèvres tremblèrent. Il répéta : « Amie, qu’est-ce donc qui vous tourmente ? » Elle répondit : « L’amour de vous ». Alors il posa ses lèvres sur les siennes.
Mais, comme pour la première fois tous deux goûtaient une joie d’amour, Brangien, qui les épiait, poussa un cri, et les bras tendus, la face trempée de larmes, se jeta à leurs pieds : « Malheureux ! arrêtez-vous, et retournez, si vous le pouvez encore ! Mais non, la voie est sans retour, déjà la force de l’amour vous entraîne et jamais plus vous n’aurez de joie sans douleur. C’est le vin herbé qui vous possède, le breuvage d’amour que votre mère, Iseut, m’avait confié. Seul, le roi Marc devait le boire avec vous ; mais l’Ennemi[28] s’est joué de nous trois, et c’est vous qui avez vidé le hanap. Ami Tristan, Iseut amie, en châtiment[29] de la male garde que j’ai faite, je vous abandonne mon corps, ma vie ; car, par mon crime, dans la coupe maudite, vous avez bu l’amour et la mort ! ».
Les amants s’étreignirent ; dans leurs beaux corps frémissaient le désir et la vie. Tristan dit : « Vienne donc la mort ! » Et, quand le soir tomba, sur la nef qui bondissait plus rapide vers la terre du roi Marc, liés à jamais, ils s’abandonnèrent à l’amour.
V
Brangien livrée aux serfs
Le roi Marc accueillit Iseut la Blonde au rivage. Tristan la prit par la main et la conduisit devant le roi ; le roi se saisit d’elle en la prenant à son tour par la main. A grand honneur il la mena vers le château de Tintagel, et, lorsqu’elle parut dans la salle au milieu des vassaux, sa beauté jeta une telle clarté que les murs s’illuminèrent comme frappés du soleil levant. Alors le roi Marc loua les hirondelles qui, par belle courtoisie, lui avaient porté le cheveu d’or ; il loua Tristan et les cent chevaliers qui, sur la nef aventureuse, étaient allés lui quérir la joie de ses yeux et de son cœur. Hélas ! la nef vous apporte, à vous aussi, noble roi, l’âpre deuil et les forts tourments.
À dix-huit jours de là, ayant convoqué tous ses barons, il prit à femme Iseut la Blonde. Mais, lorsque vint la nuit, Brangien, afin de cacher le déshonneur de la reine et pour la sauver de la mort, prit la place d’Iseut dans le lit nuptial. En châtiment de la male garde qu’elle avait faite sur la mer et pour l’amour de son amie, elle lui sacrifia, la fidèle, la pureté de son corps ; l’obscurité de la nuit cacha au roi sa ruse et sa honte.
Les conteurs prétendent ici que Brangien n’avait pas jeté dans la mer le flacon de vin herbé, non tout à fait vidé par les amants ; mais qu’au matin, après que sa dame fut entrée à son tour dans le lit du roi Marc, Brangien versa dans une coupe ce qui restait du philtre et la présenta aux époux ; que Marc y but largement et qu’Iseut jeta sa part à la dérobée. Mais sachez, seigneurs, que ces conteurs ont corrompu l’histoire et l’ont faussée. S’ils ont imaginé ce mensonge, c’est faute de comprendre le merveilleux amour que Marc porta toujours à la reine. Certes, comme vous l’entendrez bientôt, jamais, malgré l’angoisse, le tourment et les terribles représailles, Marc ne put chasser de son cœur Iseut ni Tristan : mais sachez, seigneurs, qu’il n’avait pas bu le vin herbé. Ni poison, ni sortilège ; seule, la tendre noblesse de son cœur lui inspira d’aimer.